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Lutte intersectionnelle : vers une vraie convergence des luttes ?

Un demi-siècle après Mai 68, l’expression « convergence des luttes » est revenue dans le vocabulaire médiatique courant, alors qu’elle était restée longtemps cantonnée à des cercles de lutte politique restreints. S’agit-il d’une formule incantatoire ou d’un phénomène tangible, et la journée du 26 mai peut-elle marquer son véritable acte de naissance ?

Bien que la « convergence des luttes » ramène à la surface l’imaginaire politique collectif de 1936 et surtout, le mois de mai 1968, l’expression en tant que telle émerge réellement dans les années 1970. Et c’est à la faveur de la grève de décembre de 1995 que la notion se généralise au-delà du vocabulaire militant, bien souvent syndical, et s’ancre durablement dans le discours public. C’est enfin à l’occasion du mouvement « Nuit debout », initié en mars 2016 à Paris, que le concept est repris et revendiqué, avant de se heurter à l’échec de sa mise en pratique, qui signera la fin de l’expérience.

DE LA CONVERGENCE DES LUTTES À LA LUTTE INTERSECTIONNELLE

Depuis le début du mouvement de contestation contre la réforme du rail, nombre de leaders politiques et syndicaux ont appelé de leurs vœux une « convergence des luttes », devenue par la même occasion le sujet de prédilection de la presse et des débats télévisés (avec quelques nuances et variantes, certains éditorialistes préférant les termes de « juxtaposition »« agrégation », ou encore « cristallisation ».) L’objectif semble clair : l’addition des luttes (celle des cheminot.e.s, étudiant.e.s, personnels des EHPAD, fonctionnaires dans leur ensemble), doit mener à l’émergence d’un véritable front anti-Macron, qui au-delà des réformes sectorielles controversées menées par son gouvernement, doit s’atteler à montrer que l’injonction néolibérale ne va pas de soi, et qu’elle se heurte à une force contestataire d’envergure et organisée.

Autre concept, dont l’ancrage scientifique est cette fois plus marqué et peut-être, de ce fait, moins galvaudé par la sphère médiatique, celui d’intersectionnalité. Il s’agit, là aussi, de mettre en commun les luttes, de les faire « converger » au profit d’un but commun parce qu’universel, à savoir l’émancipation de toutes les formes de domination. C’est ainsi que la militante afro-féministe américaine Kimberlé Crenshaw, à l’origine de sa définition conceptuelle il y a une trentaine d’années, évoque l’intersectionnalité en tant que « sensibilité analytique, façon de penser l’identité dans sa relation au pouvoir. »

Comment la convergence des luttes en 2018 pourrait-elle faire l’économie des quartiers populaires, lieux d’enclavement, de concentration de la précarité sociale et de toutes les discriminations ?

Le concept a fini par essaimer en France, à la faveur de la naissance d’un mouvement anticapitaliste, féministe et antiraciste, dans son acception décoloniale, qui s’est récemment illustré au travers d’un cycle de discussions à la Bourse du travail organisé sous la bannière de « Bandung du Nord », en référence à la conférence des non-alignés de 1955, et en présence notamment d’Angela Davis.

Le mouvement social s’est quant à lui systématiquement heurté, ces dernières années, à l’échec de cette fameuse convergence si souvent célébrée. De l’incapacité des forces de gauche traditionnelles à comprendre la révolte des banlieues de 2005 jusqu’à l’impossibilité, pour « Nuit Debout », de séduire au-delà des limites du périphérique parisien.

UN TOURNANT ?

Or, comment la convergence des luttes en 2018 pourrait-elle faire l’économie des quartiers populaires, lieux d’enclavement, de concentration de la précarité sociale et de toutes les discriminations ? Si les milieux militants en ont conscience depuis de nombreuses années, ils peinent bien souvent à concrétiser l’interpénétration de leurs réseaux avec la banlieue. Ce 26 mai pourrait marquer un tournant, dont on constate les prémices depuis plusieurs mois.

La mort d’Adama Traoré, il y a bientôt deux ans, a mobilisé bien au-delà de Beaumont-sur-Oise, et a constitué, bien que le phénomène fût loin d’être nouveau, un véritable déclic dans la prise de conscience de l’ampleur du problème de la répression policière qui s’exerce au sein des quartiers. En avril dernier, lors du blocage de Sciences Po, les étudiant.e.s opposé.e.s à la réforme de l’accès à l’université rebaptisaient du nom d’Adama Traoré l’amphithéâtre Émile Boutmy, cœur symbolique de l’établissement de la rue Saint-Guillaume.

Quelques semaines plus tard, en prévision de cette journée de mobilisation du 26 mai, les proches du jeune garçon réunis au sein du « Comité Adama » appellent les quartiers populaires à rejoindre le « cortège de tête ». Un choix justifié dans son communiqué par le refus d’attendre plus longtemps que « les grands partis de gauche et les syndicats » prennent réellement en compte leurs revendications.

Derrière cette phrase réside un constat simple : par leur impuissance, les forces de gauche traditionnelles, c’est-à-dire longtemps dominantes, ont sans doute contribué à l’invisibilisation des quartiers, échouant par là-même à être fidèles à leurs propres aspirations.

Pour revenir au mouvement autonome matérialisé dans le cortège de tête, si nombre de commentateurs lui dénient toute légitimité en raison des faits de dégradation matérielle qui lui sont attribués, le dépouiller de sa substance intrinsèquement politique en réduisant ses tenants à de simples « casseurs » relève de la manœuvre d’une élite sans doute effrayée par des pratiques qui certes  troublent « l’ordre public », mais avant tout par un discours subversif, et non moins méthodique, vis-à-vis du modèle étatique capitaliste.

En outre, en dépit parfois de la tentation d’une forme d’esthétique de la violence qui peut être interrogée, qu’on le veuille ou non, c’est bien le cortège de tête qui, dans une inspiration intersectionnelle, affiche aujourd’hui sa volonté de faire alliance avec les luttes des quartiers (et non de les y « intégrer », à la marge et dans un geste paternaliste). Les proches d’Adama ne s’y sont pas trompés, et leur décision de marcher en tête de la manifestation semble bien faire tâche d’huile. Lundi, les personnels soignants d’Île-de-France ont également annoncé rejoindre les premiers rangs du cortège, appelant à une inédite « coagulation des luttes ».

© Photo : Flickr

Soizic Bonvarlet

Soizic Bonvarlet

est journaliste bi-media pour LCP, Slate et Politis(International/Parlement/ Culture), et membre du comité de rédaction de la revue Charles.
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