Le 4 mars dernier, le parti inclassable « Mouvement 5 étoiles » (M5S) et le parti d’extrême droite « la Ligue » (anciennement Ligue du Nord) sont sortis victorieux des élections législatives. Depuis, les deux formations et leurs leaders respectifs, Luigi di Maio et Matteo Salvini, s’étaient accordés pour composer un gouvernement en commun et nommer, à sa tête, le juriste Giuseppe Conte, qui, après avoir jeté l’éponge, a finalement, le 31 mai dernier, accepté le poste. L’inquiétude est grande, en Europe, sur les choix en particulier économiques d’un futur gouvernement eurosceptique.
M5S et la Ligue, vainqueurs du récent scrutin législatif, ont une ligne ouvertement anti-austérité et font craindre à la Commission européenne des dérapages budgétaires de l’Italie qui est déjà très fortement endettée (130,7 % du PIB estimé en 2018). S’ils se sont engagés à rester dans la zone euro, leur ligne laisse à penser que cette position pourrait évoluer de gré ou de force. Cette situation inédite constitue un véritable tremblement de terre pour l’Union européenne, notamment au regard du rôle fondateur du pays dans la construction européenne. N’oublions pas que le traité instituant la Communauté économique européenne est connu sous le nom de « Traité de Rome »…
Or, c’est justement sur la nomination d’un ministre de l’Économie ouvertement eurosceptique et anti-euro, Paolo Savona, que le désaccord s’est exprimé, le 27 mai, entre le président du Conseil tout juste nommé, Giuseppe Conte, et le président de la République, Sergio Mattarella. Le 31 mai au soir, ce dernier a finalement accepté le gouvernement de Conte, avec Giuseppe Tria, un pro-euro, à l’Économie, Paolo Savona devenant ministre… des Affaires européennes. De leur côté, Matteo Salvini prend l’Intérieur et Luigi Di Maio, le Développement économique.
Deux forces politiques « anti-austérité »
Le M5S a été fondé par l’humoriste Beppe Grillo à Milan, en 2009. C’est un parti inclassable sur l’échiquier politique, qui se veut « ni de droite, ni de gauche » et dont le programme montre sa non-inscription dans une école idéologique précise. Il prône la démocratie directe mais défend également l’écologie et il est ouvertement xénophobe. Sur le plan européen, les 14 eurodéputés du M5S sont alliés de l’UKIP au sein de la formation d’extrême droite « Europe de la liberté et de la démocratie directe », qui est présidée par Nigel Farage.
Pour sa part, la Ligue est un parti d’extrême droite ouvertement nationaliste et raciste. Historiquement, le parti défendait l’indépendance du Nord de l’Italie et affichait un franc mépris du Sud du pays. Depuis l’arrivée à sa tête de Matteo Salvini, la ligne politique a pris une envergure nationale, ce qui lui a permis de réunir 17 % des suffrages, 20 % des sièges au Parlement et d’être le premier des quatre partis dans l’alliance électorale qu’il avait formée avec Forza Italia (droite), Fratelli d’Italia (extrême droite) et Noi con l’Italia (droite). La Ligue est l’un des principaux alliés du Front National au sein du Parlement européen.
Les deux partis ont réussi à réunir à eux seuls la majorité au Parlement. L’alliance qu’ils ont scellée apparaît comme contre-nature pour de nombreux commentateurs. Pourtant, même après une hésitation de la Ligue, il s’agit d’une bonne traduction du message politique envoyé par les électeurs italiens : rompre avec 60 ans de culture politique et sortir l’élite politique en place.
Les Italiens pensent que leurs gouvernements et l’Union européenne ont échoué. L’alliance anti-système présente une solution pour de nombreux électeurs qui souhaitent autre chose : moins de bureaucratie, moins de corruption, moins de chômage et moins de pauvreté. Il y a un rejet de la classe politique qui est vue comme éloignée des préoccupations des citoyens. Rappelons que l’humoriste Beppe Grillo a débuté sa carrière politique sur ce ressentiment en faisant la tournée des villes italiennes pour demander un parlement propre avec un V pour « vafenculo », juron préféré des Italiens.
Le chef de gouvernement que les deux partis ont choisi, Giuseppe Conte, juriste peu connu du grand public, aura pour mission d’appliquer le contrat qui les lie. Il devra mettre en œuvre une réforme constitutionnelle pour aller vers plus de démocratie directe avec un mécanisme législatif similaire à la Suisse. Les orientations seront cependant fixées par le programme liant les deux partis. Cette contrainte sera difficile à respecter et pourra conduire à un décalage entre les attentes suscitées et les moyens à la disposition du gouvernement. D’autant plus qu’il devra consulter le conseil de surveillance, instance de décisions que les deux partis veulent créer, avant de prendre des décisions.
La crainte du président de la République était que le nouveau gouvernement rompe avec « Vincolo esterno », autrement dit la contrainte externe, qui a pendant longtemps été un argument pour en mettre en œuvre des réformes substantielles (retraite, marché du travail, etc.). Le M5S et la Ligue avaient la volonté de rompre avec cette ligne, sans prendre en compte les engagements internationaux. Or, les précédents gouvernements se sont engagés à respecter de nombreuses contraintes européennes et internationales.
Un risque à moyen terme pour l’Union monétaire, voire l’Union européenne
La Ligue et le M5S dénoncent l’Union européenne, ses élites jugées éloignées du peuple et corrompues, ainsi que la gabegie des administrations publiques. Les promesses électorales des deux partis ne sont pas tenables dans le contexte européen, même s’ils ont dit ne pas vouloir sortir de la zone euro. Malgré cet engagement, au regard des positions historiques de la Ligue sur la monnaie unique et de nombreux membres du M5S, il y a un risque. Même s’il existe des dispositions constitutionnelles protectrices des traités internationaux, aucun n’est indestructible.
Ils ont également renoncé à l’effacement de la dette publique italienne auprès de la Banque Centrale Européenne (BCE). Toutefois, de coûteux projets demeurent, comme la flat tax, proposée par la Ligue, ou le revenu universel et une augmentation des retraites, proposés par le M5S. Le coût est estimé à 100 milliards d’euros, ce qui entraînerait une violation du pacte de stabilité et de croissance européen et de son plafond de 3 % de déficit, ainsi qu’une explosion de la dette publique dont le niveau est déjà très élevé. Pour financer ce programme, ils souhaitent réduire le nombre de parlementaires, diminuer les pensions de retraite des élus ainsi que le nombre de missions à l’étranger de l’armée italienne.
La situation qui est en train d’émerger en Italie n’est pas sans rappeler le cas grec de 2015. Deux solutions s’offrent au futur gouvernement : soit la coalition appliquera les politiques européennes qu’elle méprise, comme l’on fait les Grecs sous l’effet de la menace de la ruine du continent, soit ils iront au clash avec Bruxelles et ses institutions. En outre, l’application des règles de Bruxelles en Italie et en Grèce n’a pas donné le sentiment à ses peuples que l’Union européenne et l’euro étaient un signe de prospérité. Dès lors, ils se sont tournés progressivement vers des partis anti-système.
Des partis qui étaient jusque-là cantonnés à un rôle d’opposition arrivent au pouvoir mais surtout marginalisent les partis de gouvernement et brouillent les marqueurs idéologiques traditionnels.
Il est vrai que l’Italie dépend fortement de la BCE pour maintenir ses banques à flot et garder ses coûts d’emprunts bas. Toutefois, il est possible que le pays et son nouveau gouvernement contraignent l’Union européenne, car les conséquences d’un départ de la troisième puissance économique de la zone euro seraient différentes d’une sortie de la Grèce, au regard du poids de l’économie italienne et du risque de contagion. De plus, à la différence de 2015, les partis d’extrême droite et antilibéraux se renforcent sur l’ensemble du continent européen. Cette situation pourrait contrecarrer les projets d’Emmanuel Macron pour l’Union monétaire, dans un contexte où les relations franco-italiennes se sont refroidies.
Lire aussi l’interview d’Anaïs Voy-Gillis dans « Le Monde », le 25 mai 2018 : « Une dynamique favorable pour l’extrême droite en Europe »
Il est également important de noter que la position de l’Italie sur les questions internationales devrait évoluer. Le M5S et la Ligue sont sur une ligne proche de celle de Viktor Orbán, le premier ministre hongrois, ce qui pourrait entraîner un renforcement du groupe de Višegrad, épine dans le pied de la Commission européenne. Un blocage de la réforme des règles de Dublin pour l’accueil des réfugiés (en négociation depuis deux ans) est également à prévoir. L’Italie a longtemps demandé une application des quotas mais avec un gouvernement ouvertement hostile à l’immigration, une ligne dure sur le sujet va émerger avec un appui prévisible de la Pologne, de la Hongrie et de l’Autriche. Il y a une convergence des luttes contre un ennemi commun, l’Islam, et l’émergence d’une volonté conjointe de préserver la « civilisation européenne ».
Une évolution de l’offre idéologique européenne
L’arrivée au pouvoir de ces partis s’inscrit dans un mouvement plus large observable en Europe. Les partis de droite hésitent de moins en moins à s’allier avec l’extrême droite, comme c’est le cas en Autriche, ou du moins de s’inspirer ouvertement de leurs idées notamment sur la question souverainiste.
Les partis de droite classique défendent de plus en plus l’idée d’une Europe des Nations et donc un retour de certaines compétences dans le seul cadre national sans sortir de l’Union européenne. En outre, la démocratie fait de moins en moins recette au profit d’une pratique plus autoritaire, illibérale du pouvoir, comme par exemple en Hongrie et en Pologne. Le Fidesz, parti de Viktor Orbán, est l’incarnation de cette ligne. Malgré une position très dure sur l’immigration, des réformes anticonstitutionnelles et un musellement assumé de la presse, le parti demeure membre du Parti Populaire Européen (PPE), alors même que cette organisation se dit ouverte à la construction européenne et au libéralisme politique.
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Silvio Berlusconi, figure emblématique, a donné sa bénédiction à l’alliance entre la Ligue et le M5S alors même qu’il est également membre du PPE, donnant un peu plus de poids à ce basculement de la droite vers l’extrême droite. Une autre incarnation de ce phénomène est l’alliance entre le parti chrétien-démocrate ÖVP et le parti d’extrême-droite FPÖ en Autriche (allié du FN et de la Ligue au Parlement européen).
La situation italienne nous donne à voir les configurations politiques qui pourraient émerger dans les années à venir. Des partis qui étaient jusque-là cantonnés à un rôle d’opposition arrivent au pouvoir mais surtout marginalisent les partis de gouvernement et brouillent les marqueurs idéologiques traditionnels.
Si l’histoire de l’Union européenne nous apprend que la construction européenne se fait à petits pas, sur la base de compromis et de négociations permanentes, la situation italienne actuelle constitue à elle seule une révolution. Il y a fort à parier que les premières mesures toucheront la politique migratoire car il s’agit d’un sujet qui fait consensus au sein des droites et extrêmes européennes.
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Depuis la crise grecque, la situation politique mais surtout l’inconscient collectif ont évolué fortement. Entre 2015 et aujourd’hui, le continent a été frappé par plusieurs attentats donnant corps au discours de l’extrême droite, une crise des réfugiés inédite depuis la Seconde Guerre mondiale et une montée en puissance des partis d’extrême droite.
Il n’y aura pas de retour en grâce des partis traditionnels, car les résultats des élections du 4 mars ont bousculé l’ensemble du système politique. 2019 sera une année charnière pour la construction européenne avec les élections européennes où une seule question sera posée : quelle Europe voulons-nous construire ?
Article publié le 28 mai et mis à jour le 1er juin 2018.
© Photos : Flick et Wikimédia Commons
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