Cécile Alduy est sémiologue, spécialiste de l’analyse des discours des leaders politiques. Elle est professeure de littérature à l’Université de Stanford, chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et membre de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean-Jaurès. Son dernier ouvrage s’intitule « Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots » (Seuil, 2017). Elle a répondu aux questions de Chronik.fr
Chronik.fr : Peut-on dégager de grandes tendances dans les pays occidentaux quant à l’évolution récente du discours politique ?
C. A. : Si l’on regarde les cinquante dernières années – depuis mai 68 donc – on peut distinguer plusieurs tendances. Sur la forme, une professionnalisation, une standardisation et du même coup un appauvrissement du discours politique, avec pour corolaire que toute parole plus « cash », « naturelle » ou originale (Jean-Marie Le Pen et Sarkozy en leur temps ; Mélenchon, Ruffin, voire Wauquiez en « off » aujourd’hui) bénéficie d’une aura de « parler vrai » qui tient uniquement au style, et non au contenu de leurs discours respectifs.
Sur le fond maintenant, il y a eu un double mouvement de réduction des clivages idéologiques entre la droite et la gauche « de gouvernement » – qui a rendu possible voire logique l’avènement du « et de droite et de gauche » d’Emmanuel Macron – et une radicalisation des discours politiques des extrêmes avec une vague « populiste » de droite et de gauche (les Identitaires à l’extrême droite, mais aussi les acteurs médiatiques comme Zemmour, Finkielkraut, Causeur, etc. ; le Parti des Indigènes de la République, la rhétorique « dégagiste » des Insoumis.)
À l’échelle de l’Europe, c’est la même chose : si les victoires électorales des partis xénophobes interpellent, elles s’accompagnent de la montée de mouvements politiques populistes de gauche (Syriza, Podemos) qui proposent des projets de société alternatifs.
Chronik.fr : Assiste-t-on à la montée des rhétoriques nationalistes et identitaires, anti-démocratiques, et à la raréfaction des projets de société optimistes, tournés vers l’avenir ?
C. A. : Je ne crois pas qu’il y ait une « fin des idéologies » : elles se sont plutôt reconfigurées. Elles ne proposent plus un « grand soir », mais, que ce soient les projet nationalistes réactionnaires, les mouvements écologistes alternatifs de décroissance, ou même le projet implicite d’une « start-up nation » modelé sur la rentabilité économique, chaque discours projette un monde futur.
Les discours de revendication ont cependant changé de camp : dans les années 1960-70, c’étaient la gauche marxiste et progressiste et les mouvements de « libération » qui s’inscrivaient comme contre-discours et revendiquaient une société et des droits nouveaux. Aujourd’hui ce sont les discours identitaires, xénophobes et nationalistes qui s’affublent du label d’anticonformistes et de « résistants » et formulent le plus fortement une vision du monde.
Chronik.fr : Comment évolue(nt) le(s) discours de gauche en France et en Europe ? Voyez-vous un renouveau dans les thèmes, les références et les mots choisis depuis les élections de 2017 ?
C. A. : En France, la gauche se cherche, et ne sait parfois même plus comment se dénommer. La France Insoumise refuse le label « gauche » pour préférer un discours intentionnellement transversal et populiste (dans le sens des théoriciens Laclau et Mouffe) au prétexte que cinq ans de pouvoir socialiste ont abîmé le mot « gauche ». Le Parti socialiste est en déliquescence et au mieux en plein travail de refondation. Génération.s, le nouveau mouvement de Benoît Hamon a peu de porte-paroles et de surface médiatique, tout comme les écologistes, les communistes, les anti-capitalistes.
La grande nouveauté à gauche, en France et en Europe, date d’avant 2017 : c’est l’apparition de mouvements comme Podemos, Siriza ou La France Insoumise qui réinventent les modes d’organisation et de communication politique pour refuser les partis traditionnels et préférer un discours populiste, au sens rhétorique du terme, qui oppose Le Peuple et les « élites » ou l’ « Oligarchie ». Il s’agit de construire une base militante portée par le ressort des affects (Les Indignés par exemple, la colère) et le désir de démocratie directe (« dégagisme », 6e République).
Chronik.fr : Quelles similitudes et quelles différences caractérisent les registres lexicaux et le storytelling de la présidence d’Emmanuel Macron, comparativement à son ou à ses prédécesseur(s) ? Quels sont, selon vous, les traits saillants de la parole présidentielle actuelle et que signifient-ils ?
C. A. : Emmanuel Macron se distingue par l’alternance de trois registres de langue : la langue managériale et technocratique truffé d’anglicismes « business-friendly » ; un registre lettré et érudit (« ipséité », « perlimpinpin », « galimatias ») ; et des écarts de langage in situ (« foutre le bordel », « bullshit », « fainéants »). Ce mélange donne une vraie richesse lexicale à son discours, à la différence de ces prédécesseurs.
Cette richesse lexicale est le reflet de ses talents d’orateur, voire de rhéteur. Véritable acteur qui s’adapte à son auditoire pour le séduire, il adopte la langue des publics auxquels il s’adresse : simple et populaire pour un hommage à Johnny, viril et intraitable dans une interview à Fox News, empathique et modeste dans le 13 h de Pernoux sur TF1, érudit et raffiné pour l’hommage à d’Ormesson, pugnace et politique face à Bourdin et Plenel. C’est un immense acteur, prêt à endosser des costumes au sens propre et figuré. Se pose alors la question non pas de la sincérité (aucun Président ne l’est) mais de son véritable curseur : quand est-il dans la flatterie des attentes du public, quand dans l’expression de sa véritable vision ?
Par son storytelling, Emmanuel Macron veut nous faire croire que toutes ses mesures sont une nécessité historique, et non des choix politiques et idéologiques.
Emmanuel Macron a aussi construit un formidable storytelling : en identifiant son propre parcours fulgurant au destin de la France et en martelant sans cesse « je fais ce que j’ai dit », il insinue l’idée que tout est déjà écrit (notamment dans son programme). En se présentant comme l’homme surgi d’une nécessité historique et romanesque – d’autant plus légitime que rien ne laissait prévoir son ascension, ce qui prouve bien sa force inéluctable envers et contre tout –, il suggère qu’il ne fait que dérouler un destin.
C’est un récit de sa propre action très fort car modelé sur une temporalité « tragique » au sens d’une destinée, celle de l’Histoire en train de s’écrire. D’où cette impatience envers le débat, la contestation, voire le travail législatif qui ralentit la marche de l’Histoire. Ce storytelling veut nous faire croire que toutes ses mesures sont une nécessité historique, et non des choix politiques et idéologiques.
Chronik.fr : Pour finir, comment voyez-vous évoluer la stratégie discursive, et donc politique de l’extrême droite (ou des extrêmes droites) française(s) ? Le fait qu’une partie de la presse magazine, par exemple, qualifie Marion Maréchal Le Pen de personnalité « de droite » marque une étape supplémentaire dans la banalisation du Front National et des droites radicales en général, qui s’inscrivent dans une histoire que certains semblent avoir oubliée.
C. A. : Il y a deux tentations à l’extrême droite : sortir du clivage « gauche/droite » et enclencher une dynamique populiste nationaliste et sociale – c’est la stratégie de Marine Le Pen, et avant elle de Samuel Maréchal (le père de Marion Maréchal Le Pen) dans les années 1990. Ou bien au contraire, faire « l’union des droites » en ralliant les formations et les individualités de la droite « hors les murs » (les Ménard, Mariani) qui ancrerait alors le Front National comme formation centrale d’une droite nationaliste et conservatrice plus traditionnelle, et c’est la stratégie de Marion Maréchal-Le Pen.
Dans les deux cas, il faut passer par une normalisation du discours nationaliste, identitaire et/ou xénophobe qui continue d’être la colonne vertébrale idéologique de l’extrême droite.
Cette normalisation se fait, un peu, par le ménage en interne et le relookage lexical, mais surtout par la vulgarisation et donc la banalisation des clichés du discours frontiste (« immigration » signifie « insécurité physique, économique et culturelle ») par d’autres acteurs, pas seulement à droite : certains médias militants (Causeur, Valeurs Actuelles, certains chroniqueurs du Figaro) et d’autres par manque de recul critique ; des hommes politiques, au premier rang desquels Nicolas Sarkozy, Laurent Wauquiez, mais aussi des phrases maladroites d’un Manuel Valls, d’un Jean-Luc Mélenchon, etc.
© Photo : Astrid di Crollalanza et Cécile Alduy
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