Avec son nouveau roman, Tout homme est une nuit (Seuil), Lydie Salvayre nous emmène dans un village où la différence est violemment rejetée, où la facilité gagne toujours sur la complexité du monde, où l’extrémisme politique menace. Une fresque sociale d’un réalisme féroce.
Lydie Salvayre est une conteuse comme il en existe peu. Tout homme est une nuit nous entraîne dans un petit village de Provence où se déploie en deux cent cinquante pages désopilantes un roman social d’une rare justesse. On y pose nos valises en même temps qu’un homme que l’on apprend à connaître – on l’appelle du prénom andalou d’Anas, il a une trentaine d’années, était professeur de français à Amboise avant d’être atteint de la maladie du siècle qui déploie ses métastases et qui oblige « à faire, de votre vivant, le deuil de vous-même. »
Dans ce roman qui sonde les psychologies individuelles – les tourments personnels, la dislocation des couples érodés, la relation à sa finitude quand se déclare la maladie – et collectives – la peur de l’altérité, le rejet de toute différence –, l’auteure dépeint les ressorts d’une violence née de l’incompréhension entre deux univers sociaux et culturels.
Anas se heurte aux hommes du village qui le condamnent sans autre forme de procès. Le Café des Sports, dernier lieu de sociabilité d’un territoire rural qui se meurt « où les rôles sont parfaitement distribués », est une « centrale du renseignement » ou plutôt des fantasmes, des médisances, des jugements hâtifs, des préjugés en tous genres. Anas en fait les frais. C’est un « bistrot de campagne où, entre deux plaisanteries et deux rinçages de verres, les opinions se font, s’enflamment et se défont. »
Les hommes du Café projettent leurs désirs sexuels sur l’étranger, un « pervers sexuel », qui cristallise autant leurs craintes que leurs fantasmes, leurs fantasmes inassouvis.
Marcelin, Dédé, Émile et leurs amis qui pensent être pris pour des « peigne-culs » par le nouveau venu, trouvent « un peu de réconfort à rire des mêmes choses, à penser les mêmes choses et à détester les mêmes choses », c’est-à-dire « des pédés ou l’élite, c’est selon : deux termes génériques qui englobent indistinctement le notaire maître Dumas, Jacques Joliot le professeur, les intellectuels, les artistes, presque tous les politiciens, tous ceux qui sont, dit-il, au-dessus du panier, mais aussi les fumeurs de haschich, les écologistes, les rappeurs, les bobos, le chanteur Stromae, (…) les journalistes parisiens, vous, moi ».
Autant préciser tout de suite que « les rares qui dissemblent leur apparaissent non pas comme des individus différents (…) mais comme des créatures d’une autre espèce, des spécimens totalement impénétrables et totalement inconnaissables (…) dont le surgissement réveille en eux une atavique terreur. » Dans ce récit intriqué, l’auteure jongle à merveille entre le subjonctif passé dans la bouche du professeur lettré et l’argot le plus cru des piliers de bars.
Anas a rejoint ce village reculé, quittant sa compagne Lucile, parce que la maladie lui faisait « l’humeur amère. » Recherchant la solitude, pour « vivre en inconnu dans une abondance de choses nouvelles », il pensait gagner en liberté. On ne lui en laisse pas le loisir : il est heurté par le mauvais accueil que les voisins lui réservent, heurté « de la méfiance qui sourdait, à la moindre occasion, de leurs discours et leurs figures. » Il perçoit que la haine qui grandit est leur soutènement, le contrefort auquel ils s’adossent. On en revient à ce « truisme que l’étranger est l’ennemi naturel de toute agrégation humaine. »
L’ARABE, LE MUSULMAN OU « LA FIGURE MÊME DU SUSPECT À LEURS YEUX »
Le village est indistinctement xénophobe, et même raciste. Les hommes du café sont contre les « étrangers qui chient sur nos valeurs », contre « tous les youpalas qui tiennent les grosses banques Rothschild et compagnie », contre les chats errants qui se reproduisent « encore plus vite que les Arabes. » Ils sont naturellement contre Anas, « un type pas très catholique. » « Pour être pas clair il est pas clair », précise un autre, référence faite à sa couleur de peau jugée trop mate. Il est rapidement catégorisé selon une équation douteuse : il doit être arabe, donc musulman, donc potentiellement terroriste. Il est en somme « la figure même du suspect à leurs yeux. »
Anas a précisément grandi « dans une cité où l’on avait entassé ceux qu’on voulait mettre à l’écart. » Il garde le réflexe adolescent acquis dans la cité de « toujours surveiller les entours pour être prêt à déguerpir à la moindre apparition d’un flic. » Face à cette assignation à résidence, « c’était comme si tous les efforts que j’avais déployés depuis mes dix-huit ans pour faire oublier aux autres l’endroit où j’avais grandi, corriger mes manières peuple et gravir l’échelle sociale par la voie des études, s’effondraient brusquement et me laissaient à nu » analyse Anas.
Lui aussi a sa part d’ombre : les « stigmates mal assumés de [ses] origines sociales », une honte qui lui revient soudain, « inaltérée, entière et grosse d’une rage pleine de ressentiment », et qui entraînent des « méfiances innombrables et des craintes absurdes. » Face à la haine qui l’encercle, supportant mal l’inquisition et l’injustice, il devient mauvais par saccades. Il mâte son aigreur en percevant qu’il leur est « utile en fournissant à leurs frayeurs une raison solide », il est « un ennemi commode »par ses silences, ses distances et ses différences.
UN HOMME, UN VRAI !
Lydie Salvayre dépeint par ailleurs avec subtilité la persistance dans notre société de la masculinité hégémonique. Être un homme, c’est faire preuve des attributs normés de la virilité : il faut aimer les femmes, avoir le verbe haut. « Gueuler, de toute évidence, inspirait ici le respect » : c’est ce qui sauve Jacques, longtemps suspecté « d’un vice contre-nature », d’une « impuissance sexuelle incurable » ou encore « d’une liaison clandestine avec l’époux du pharmacien », ce qui n’en faisait pas un homme, jusqu’au jour où il s’affirma au comptoir du bar.
Les hommes du Café, qui tiennent les femmes sous leur joug comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux, fantasment et jugent durement la relation amoureuse et chaste qui lie progressivement Anas et Mîna, une jeune serveuse du village complexée par son poids. Une traînée, évidemment, qui se livre au premier venu. Cette posture collective ne dit rien d’autre que la misère sexuelle des villageois et leur conformisme social. Ils projettent leurs désirs sexuels sur l’étranger, un « pervers sexuel », qui cristallise autant leurs craintes que leurs fantasmes, leurs fantasmes inassouvis. Dans cette société miniature, on domine les femmes-trophées par tradition patriarcale : le patron n’a « jamais tenté auprès [de Mîna] aucun geste, disons déplacé, tant il pensait impossible d’obtenir, disons, une petite gâterie. »
Entre deux grivoiseries machistes et une remarque homophobe toute ordinaire, inutile de préciser que face à la reconnaissance sociale de l’homosexualité, il est pour eux urgent de « consolider la famille qui est le socle de la patrie. »
DANS LE REFUGE DES ANTIENNES POPULISTES, ON RÉCLAME « UN CHEF QUI EN AIT »
Expression d’un corpus idéologique incertain, les hommes du village espèrent « un chef à la tête du pays ». Ils n’auraient rien contre une cheftaine, à condition que ce soit « un foudre de guerre intrépide et habile en coups de pieds au cul, qui mettrait au travail le ramassis de fainéants qu’il fallait nourrir, putain. Un meneur d’hommes qui saurait défendre les petits et ferait une bouchée des ennemis de la nation, si vous voyez à qui je pense. »
Naturellement, ce qui se passe outre-Atlantique les laisse rêveurs : « moi je parie pour l’espoir, je parie pour Trump. C’est un homme de poigne et qui a la carrure », dit l’un. « Il a promis qu’il foutrait tous les Arabes dehors », s’enthousiasme un autre. Se donner Trump pour modèle, « un homme qui choyait la vulgarité la plus basse et semblait jouir de ce qu’il dégradait », ou l’universalité d’une défaite culturelle, économique et sociale.
Leur préférence politique n’est pas à chercher à gauche de l’échiquier politique, déçus par l’expérience : « ils sont beaucoup plus pires à gauche avec leurs histoires d’antiracisme, d’antisémitisme, de solidarité, de philanthropie, et de toutes ces choses qu’ils ont à la bouche pour mieux se passer de les faire. » Quid de l’idéal d’égalité, de progrès, de justice sociale ?
De toute façon, il y a bien longtemps que ces hommes ne croient plus en la justice. « C’est toujours deux poids deux mesures ! Elle défend les gros, elle défend les ceux qui ont le pouvoir et les honneurs, mais les petits comme nous autres, tintin. »
Les hommes du Café sont pour la victoire d’un « parti politique abject » dans notre pays au « pouls filant, le souffle court, les grands idéaux qu’il avait longtemps portés avec panache, amochés, mal en point. » On en vient à entendre, au fond du bar : « Vive la Marine nationale ! Qu’elle tire la chasse sur ces merdes ! Si vous voyez à qui je pense. »
On peut alors se demander « pourquoi la brutalité, la forfanterie, la force sommaire, carrée, la poudre aux yeux, l’ignorance crasse, les démonstrations musclées et l’exécration déclarée des choses de l’esprit fascinent-elles autant les êtres les plus faibles ? » Le risque de notre siècle n’est-il pas que se dessine « entre ces démunis et ceux qui les flouaient un abîme si grand qu’aucune forme de révolte ne serait désormais possible ? »
« ON NE SE DÉFEND PAS EN EXCLUANT LES AUTRES »
Dans son malheur, Anas croise trois alliés : Mîna qui lui redonne goût à la vie, Jacques, l’enseignant installé dans le village depuis vingt ans et Augustin, le fils du cafetier bourru. Jacques, qui supporte de plus en plus difficilement l’escalade mortifère de ses camarades de comptoir, ramène la raison en tentant de décrypter les ressorts de cet « engrenage odieux », ne souhaitant pas donner « la victoire au pire. » Il constate que « tous étaient pareillement pris dans des mécanismes qui les agissaient souterrainement et les débordaient presque malgré eux. »
Il met des mots sur leurs discours et comportement hostiles : ils sont « pure contre-paroles. Purs refus. Pures protestations contre un ennemi qu’ils ne savaient identifier. Pures façons de résister à l’ordre régnant qu’ils percevaient comme injuste. » Si « l’esprit du temps, qui était à la violence, aux sombres insinuations et aux mises au pilori quotidiennes, se réfléchissait affreusement sur leurs discours », leurs sombres actions n’étaient toutefois qu’« un recours qui les laissait invariablement à leur misère et à leur impuissance. »
Augustin Laplace est différent. Il est « impatient d’accéder à un monde plus juste. Délicat et altier. Généreux sans calcul », contrecarrant les positions hostiles des hommes du village. Le jeune homosexuel rejeté – à qui on disait « tu pourrais au moins faire semblant d’être un mec, bordel ! » – finit par se faire respecter en affirmant haut et fort que « la force qui consiste à faire peur n’est que la force des faibles ! la force, la belle force, c’est celle qui incarne la raison. »
La grande leçon de ce roman, c’est qu’« on ne se défend pas en excluant les autres, les solitaires (…), les pas-pareils, les pas-conformes, les pas-de-chez-nous. » Soyons curieux, tolérants, fraternels car n’oublions jamais qu’« en se racornissant, en barrant l’accès au risqué, à l’incertain, au hasardeux, à l’encore indéchiffré, à tout l’imprévisible, on barrait l’accès à son propre avenir. »
Dans son roman-documentaire, Lydie Salvayre reprend les mots de Baltasar Gracian pour nous rappeler qu’il « n’est pas de contagion plus grande que celle des malheureux. » Ce livre truculent et grave est à mettre entre toutes les mains, car il advient toujours une aube après les nuits, aussi noires soient-elles. De quoi rassurer tous les « compagnons de misère qui essaient juste de résister à la folle fureur qui les cerne, en s’accordant mutuellement un peu de chaleur humaine et un peu de douceur, avant d’être fauchés. »
© Photo : Flickr (Jean Dubuffet, « Site avec sept personnages »)
Lydie Salvayre, Tout homme est une nuit, Seuil, 2017, 256 pages, 18,50 euros