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« La Muette », une certaine destinée française

Alexandre Lacroix, écrivain, directeur de la publication de Philosophie Magazine, publie un roman percutant, intitulé La Muette (éditions Don Quichotte), dans lequel il retrace l’histoire inachevée de cette cité française marquée au cours des quatre-vingts dernières années par la douleur – celle de la déportation et celle de la misère sociale. Ce faisant, il donne voix au chapitre aux exclus de notre société et aux oubliés de notre histoire nationale. Il décrit une entité géographique unifiée, ignorée, aux portes de Paris. Une « banlieue, ou lieuban, lieu banni. »

À quelques kilomètres de notre capitale française, véritable ville-monde, demeure un lieu relativement méconnu auquel Alexandre Lacroix rend justice en offrant au lecteur son épaisseur historique et contemporaine : la cité de la Muette, à Drancy. Là se sont déroulés des événements majeurs et s’y déploient encore des vies ordinaires, loin de toute considération.

À l’origine, ce devait être un fleuron de l’architecture française dessiné par deux éminences comme une audacieuse réponse au Bauhaus allemand et une révolution du logement populaire. C’était sans compter sur l’arrêt du chantier avant-guerre. De 1941 à 1944, la Muette est devenue le sinistre camp de Drancy. « On estime que soixante-sept mille Juifs ont été convoyés depuis ce lieu insalubre vers Auschwitz, par la gare du Bourget puis par l’ancienne gare de Bobigny. »

Le destin de cette cité ne s’arrête pas là : des logements sociaux y ont été créés après la Libération. Les anciennes chambrées ont été transformées pour y faire des studios et des deux-pièces, encore habités de nos jours. « Elle sert de logement pour des exclus, ceux qu’on appelle, même et surtout aux alentours, les cas sociaux », note l’auteur. « Ces bâtiments semblent n’avoir servi à rien d’autre qu’à mettre en quarantaine, à circonscrire, à concentrer le malheur, que ce soit sous une forme extrême pendant la Seconde Guerre mondiale, ou sous une forme plus insidieuse de nos jours. »

Fichée B, « immédiatement déportable »

Alexandre Lacroix résume la situation inédite de cette parcelle de France en cette formule abrupte : « La France est un pays merveilleux, dont le principal camp n’a pas été détruit ni même transformé en lieu de mémoire. Bien au contraire, il continue à fonctionner comme une trappe à l’exclusion. »

L’auteur entrelace le témoignage d’Elsa, une survivante de la déportation qui se confie à un historien, et celui d’un jeune habitant actuel de la Muette, Nour, qui fait l’expérience d’un sérieux interrogatoire policier. Ils n’ont assurément pas la même langue, pas le même rapport au désir ni à la mort – deux thèmes qui irriguent largement ce roman –, mais leurs histoires se font écho.

Par ce récit alterné de vies dissemblables mais sœurs parce que prenant leurs racines dans un lieu inchangé, Alexandre Lacroix donne à voir ensemble les deux dimensions de la cité, « son passé tragique et son présent pesant. » Loin de mettre sur un pied d’égalité les victimes d’hier et les exclus d’aujourd’hui, il souligne une « continuité souterraine entre les époques. Cette cité est une sorte de révélateur, au sens que ce terme a en chimie, de tout ce qui dysfonctionne dans notre pays. »

Elsa Judith Sebbah est née le 23 janvier 1921 à la Croix-Rousse, à Lyon. Dès son arrivée dans ce camp « très futuriste » de Drancy, elle a été fichée B, immédiatement déportable, sans que la date en soit prévisible. C’est l’histoire odieuse d’une femme devenue comme ses compagnons une suite de nombres : matricule quatre cent trente-et-un, escalier quatorze, chambre trois. C’est l’histoire que l’on connaît malheureusement trop bien, celle de la déportation et des camps de travail comme une étape préalable. Sauf que cette histoire se déroule sur notre sol national, au seuil de nos portes : « nous n’étions déjà plus en France ni nulle part ailleurs dans la société humaine, mais dans une antichambre du néant. »

On y apprend l’administration hostile du camp par les gendarmes et une poignée de Nazis – ils n’étaient que six SS à régner « sans conteste sur cinq cents détenus », instaurant un « climat de terreur. » On se remémore les tortures et les mauvais traitements qui montent des profondeurs du camp, l’infâme besogne des piqueurs qui aidaient les Allemands à arrêter les Juifs encore en liberté, les chants déchirants du ghetto, les inspections inhumaines à l’heure de partir pour cet inconnu que les déportés nommaient Pitchepoï, de cette « sonorité inoffensive et presque amusante. »

L’ignorance entretenait la flamme de l’espoir autant qu’elle maintenait dans l’obéissance. Dans ce camp, chacun tente de survivre au milieu des punaises qui grouillent sur le châlit, dans la crasse et les odeurs humaines dominées par le Crésyl. Elsa travaille à la blanchisserie et monte une école du soir avec les moyens du bord parce que « le simple fait d’éduquer suppose qu’il y ait un futur. » La vie dans le camp est aussi marquée par la camaraderie et des désirs passionnés permis par la mort tout alentour. Il ne faudra que « quelques minutes sublimes » pour qu’Elsa perde sa virginité dans un instant décisif et fragile qui lui donnera un sursaut de force et lui offrira la liberté.

« Comme un ring de kickboxing »

La morphologie du quartier a peu changé depuis la guerre, à un détail près. « Y avait cinq belles tours nickel alignées sur la droite, juste en face de ma chambre. (…) Sur la skyline du neuf-trois, ça déchirait, je te jure. (…) Sauf qu’après la guerre, ils les ont démolies, les tours. Sans doute que c’était trop beau pour Drancy, pour des tarés dans notre genre. » Depuis, Nour et les siens vivent « dans le gris, promesse. Gris en bas, gris en haut, on a zéro alternative. »

L’appartement qu’il partage avec sa mère est sommaire : « vieux papier peint à rayures rose et gris, le sol en béton avec ses petits cailloux ronds coulés dedans comme des perles. » « Les pièces des apparts sont en forme de cube. Les escaliers, on dirait des minicubes empilés. La cour, c’est un grand cube avec du gazon rasé. (…) À mon avis, ce qui manque chez nous, c’est les courbes. Moi, je kiffe bien ça, les courbes. C’est doux. Ca donne des envies de caresse. Alors que les cubes, ça donne envie de frapper, ça fout la rage ». Voilà à quoi pense Nour.

Sa mère, elle « touche à peine trois mots de français », dans un pays où elle ne « maîtrise pas les codes. » Elle fait des ménages, trimant « pour un salaire de zèremi. » Son clan, c’est un couple d’amis, Jamie et Samantha qui est aussi sa rayonnante amante. Nour vit là, entourés d’hommes et de femmes qui ne sont pas taillés pour la vie qui est ici « comme un ring de kickboxing. Ils se prennent les scuds du destin en pleine face. » Nour raconte sans se lamenter, mais comme une fatalité, l’absence d’horizon, le racket inéluctable, sa prostitution dans « un studio qui puait la défaite » pour payer la drogue de Samantha.

Alexandre Lacroix a écrit sa fiction en parcourant la cité à la rencontre de ceux qui la peuplent, avec les méthodes du journaliste qu’il est, et comme un citoyen extralucide et curieux.

La Muette est à l’image de nombreux territoires délaissés de la République, où dont les habitants subissent l’exclusion économique et sociale, souffrent de l’indifférence des responsables publics : « soit ils ont la haine contre nous, soit ils s’en battent les couilles de notre race », dirait Nour. L’auteur n’hésite pas à affirme que « un quartier comme celui-ci, on peut en résumer toute l’épopée en un seul mot : misère ».

Vivre en conscience sur les lieux du péril nazi ne protège pas de l’antisémitisme toujours rampant dans notre société, même insidieusement, même s’il n’est que le corollaire d’une autre quête, « se sentir tous ensemble. » C’est ainsi que Nour et ses amis se rendent au Théâtre de la Main d’Or où se produit Dieudonné. Parce que « Dieudo, il s’intéresse à (eux) » : « Je suis du mauvais côté du mur, OK, mais je suis avec vous, avec le… – Peuple ! a hurlé la salle d’un coup. »

Si Dieudonné « a imité Manuel Valls en train de ramper dans le bureau du président de la Licra », si un « Beur bien costaud » a fait son entrée dans la salle avec une kippa sur la tête en copiant l’orang-outan, « y en avait pas que pour les Feujs. Dieudo, il a arrosé large. Il s’en est pris aux Blancs, aux harkis, aux tirailleurs sénégalais, aux sectes, aux Japonais et puis surtout aux pédés et au mariage dèp ! ». Nour est venu là pour prendre une leçon dudit humoriste : « c’est comme s’il me parlait rien qu’à moi et qu’il me disait : Te laisse pas impressionner mon gars, te laisse pas faire par le passé ! L’histoire de ce lieu, c’est pas ta galère à toi ! Allez, trace ! ». La récupération de la colère sociale par les prophètes haineux est un classique.

Alexandre Lacroix a écrit sa fiction en parcourant la cité à la rencontre de ceux qui la peuplent, avec les méthodes du journaliste qu’il est, et comme un citoyen extralucide et curieux. « Je n’y suis pas allé pour astiquer mes lunettes idéologiques et revenir avec un message édifiant. Je n’en rapporte aucune doléance sur la panne de l’État-providence, je ne tire pas de sirène d’alarme sur l’existence de soi-disant poches de non-droit. Si j’ai passé cette porte secrète qui se trouve après l’hôpital Jean-Verdier de Bondy, c’est gratuitement. Je l’ai fait pour entendre une autre langue et apprendre à la manier, pour découvrir un autre rapport possible à la vie et au corps, à la loi et au ciel – en somme, pour arpenter l’envers du décor. »

La cité de la Muette représente ce que la société française et son historiographie peinent à voir : « une double proscription, un double couvercle de plomb a été scellé sur cette réalité. Mais, si on écrit, n’est-ce pas dans l’espoir de soulever quelques couvercles ? », s’interroge l’auteur. Le pari est puissamment relevé par la conjonction heureuse d’une écriture audacieuse et juste, d’une méticulosité documentaire, et par la transmission d’une mémoire douloureuse qui n’en finit pas de s’entretenir à la Muette et se conjugue encore au présent.

On imagine main dans la main une vieille femme et un « jeune homme au survêtement blanc scintillant », assis sur un banc dans cette cour carrée, à se dire qu’il y a là « une espèce de truc chanmé qui s’explique pas, comme si le lieu était hanté, comme s’il pouvait rien t’arriver de bien tant que tu vis là. »

© Photo : Pixabay

GRÉGOIRE RUHLAND

GRÉGOIRE RUHLAND

est diplômé de Sciences Po Toulouse et de l’Université Toulouse 1 Capitole. Il a été collaborateur parlementaire, puis ministériel. Il est également maire-adjoint de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle).
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est diplômé de Sciences Po Toulouse et de l’Université Toulouse 1 Capitole. Il a été collaborateur parlementaire, puis ministériel. Il est également maire-adjoint de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle).

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