Il y a des injustices que l’on voudrait conjurer. Le relatif silence médiatique autour de l’oeuvre de Marie Redonnet en est une. Avec « Trio pour un monde égaré » (paru aux éditions Le Tripode, le 4 janvier 2018), l’auteure renoue avec sa grandeur littéraire en explorant les thèmes qui lui sont chers – l’héritage familial, le deuil, la quête d’identité propre, la volonté de résister -, dans son style minimal. Un roman à lire toute affaire cessante.
Écrivaine multiforme – auteure de haïkus, dramaturge, romancière -, Marie Redonnet ne cesse d’étonner et de se réinventer. Son écriture, construite à partir du vide et de la perte, rend possible une expérience poétique qui ouvre sur un univers onirique et déstabilisant.
Son dernier récit, hypnotique, sur les menaces qui visent nos libertés donne voix à deux hommes, Willy Chow et Douglas Marenko, et à une femme, Tate Combo. Ces trois personnages, rescapés de la violence récurrente de leur monde, affrontent les tourments propres aux pays en guerre, quelle que soit sa forme – le terrorisme rampant, l’affrontement de bandes rebelles, la guerre économique et scientifique au service d’un projet politique.
Willy Chow, ancien rebelle réfugié dans une bergerie entre mer et collines, n’échappera pas aux conflits locaux et à son passé qui le rattrape. Douglas Marenko, puisque c’est ainsi que s’appelle cet homme à présent, est emprisonné après avoir tenté de fuir son pays. Tate Combo, mannequin métamorphosée, vit sous l’emprise d’un photographe dans la mégapole de Long Fow après avoir quitté son village africain.
Proie infiniment vulnérable, victime consentante d’une implacable machination, bandit exilé toujours en alerte, ces trois personnages sont mus par leur quête d’une nouvelle façon de vivre ensemble et la volonté de trouver leur propre voie. La quête de soi est une ligne directrice de ces vies tendues vers la fuite de la guerre qui « n’en finira donc jamais ? ».
COMME UN ÉCHO AU TERRORISME ET À L’OBSCURANTISME
L’écriture nue, tranchante, si caractéristique de l’auteure, sert les histoires de ces personnages obscurs et mystérieux qui évoluent dans des univers volontairement épurés, faisant l’économie de toute référence directe à des lieux ou des situations réels. Il n’est toutefois pas difficile de tisser, au coeur de notre géographie mentale, des liens avec des événements traumatiques de notre siècle, à l’instar des attentats du 11 septembre 2001, ou des régions du monde frappées par l’obscurantisme ou les soubresauts de conflits indélébiles.
Les personnages tentent de déjouer les menaces de mort et de préserver, entre deux embûches, leur intégrité mentale et leur foi dans l’avenir.
L’alternance maîtrisée de ces trois récits indépendants module les échos des mêmes maux : la résurgence de conflits larvés, la survenance d’actes terroristes, les exactions propres aux périodes de guerre, le contrôle physique et psychologique des individus sujets à la perte de mémoire et d’identité, confrontés à l’imminence de la mort.
Pour l’auteure, les personnages « ont vécu une expérience traumatique à partir de laquelle ils tentent de se reconstruire, habités par une déviance, une volonté de résistance et une quête personnelle. Tous les trois sont confrontés à la question de leur identité et de leur désir. (…) Leurs voix singulières font entendre les rumeurs du monde, la guerre qui fait rage entre les forces de mort de la société mondialisée et la résistance des individus solitaires qui refusent de se laisser anéantir. » C’est comme si Marie Redonnet parlait d’elle, « héritière en souffrance d’une perte (de mémoire familiale) et de l’exil », qui tente par l’écriture de devenir une femme libre et vibrante loin de sa lignée mortifère.
CE « MONDE ÉGARÉ » EST LE NÔTRE
Le pari de Marie Redonnet, « écrire des fictions qui, sans être réalistes, partent de la réalité contemporaine », est pleinement réussi. Ce « monde égaré » est le nôtre. « J’écris dans une période sombre de mutation chaotique et violente, dans une société mondialisée, dominée par le pouvoir de la finance et des mafias, la consommation aliénante, les médias manipulateurs, la crise de la pensée et la perte des utopies. » Ici, les utopies existent, mais à échelle humaine. Les personnages tentent de déjouer les menaces de mort et de préserver, entre deux embûches, leur intégrité mentale et leur foi dans l’avenir. Chacun sait combien cet espoir est fragile, et combien la vie est provisoire.
Si Trio pour un monde égaré est un prolongement à Diego, objet littéraire plutôt inexploré au moment de sa publication, en 2005, il aide aussi à comprendre la genèse de La femme au colt 45 qui, bien que paru il y a deux ans, a été rédigé postérieurement. Ces trois livres sont la continuation du cheminement artistique de l’écrivaine qui ancre davantage ses récits dans le monde contemporain, avec l’affirmation d’une préoccupation plus franchement sociale et politique.
Les figures du militant révolutionnaire, de l’immigré, du prisonnier politique en sont autant de déclinaisons. Fabuliste parfois incomprise, Marie Redonnet a affronté les refus éditoriaux pour son dernier opus : « confusément je perçois un lien avec la profonde crise identitaire, symbolique et politique que traverse la société française. »
On comprend aisément que l’écrivaine ait consacré sa thèse à Jean Genet, dont on retrouve ici l’esprit tant son oeuvre s’inscrit dans la même veine, « un univers opaque et brouillé traversé de flux puissants », où s’exprime « la nécessité de raconter poétiquement avec des mots ce qui est occulté et falsifié. »
Dans l’inédite et intrigante postface autobiographique qui prolonge ces récits mêlés, l’auteure nous apprend qu’elle se « raccroche à (son) désir de résistance qui donne sens à (son) engagement d’écrivain. »
Nous lui souhaitons de continuer à regarder le monde sans complaisance, à l’interroger à l’aune de ses propres tourments et à en faire cette matière littéraire féconde et puissante qui, par son montage savant et son symbolisme indéchiffrable, nous offre une émotion et une pensée neuves.