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« Je suis mon île » ou la chronique d’un pays intime et universel, Cuba

Avec « Un dimanche de révolution », Wendy Guerra livre une pierre angulaire à l’édifice de la littérature cubaine. Politique, poétique et romantique, en somme captivant, c’est un coup de cœur de la rentrée littéraire.

On aimerait rencontrer Wendy Guerra pour lui dire combien son Dimanche de révolution éblouit par la puissance de l’amour dépeint, par la chronique, intense et bouleversante, d’une Cuba sous l’empire d’un régime agonisant, que magnifie une recherche poétique sensible et assurée. Le style, c’est l’auteure-même : une artiste polymorphe, née à la Havane en 1970, formée aux ateliers d’écriture de Gabriel Garcia Marquez. Une promesse de jours meilleurs.

De cette lecture demeure un substrat indéfinissable – une mémoire insulaire, un jaillissement dans le poitrail, une forme effacée du beau. Comme tous les grands romans, il se laisse prendre sans vexation pour ce qu’il est de prime abord : une ambition littéraire assouvie qui mène sa propre existence, faite de mots contigus et de pensées disjointes. Mais plus encore, il résonne par sa portée politique tout autant que par son élan poétique qui donnent une coloration authentique à cette Cuba contemporaine. L’auteure ne minaude pas, elle choisit d’emblée la complexité. Celle du monde et des mots. Pas une seule fois elle n’emprunte la parole générale, parole d’aucune patrie ni d’aucune âme, et pourtant elle subsume le réel.

La fin d’un monde forclos

Cleo, narratrice et personnage principal de ce quasi-essai, roman-univers particulièrement foisonnant, est dans une présence vraie de tout qui donne à voir son île avec clarté. Elle dessine les contours d’un pays où, aujourd’hui encore, les envies d’ailleurs et de liberté franche se heurtent au souvenir bien vivant du communisme guérillero, où les dignitaires décatis continuent de dicter l’ordre social et de régenter les destinées. Ce roman est comme une lente crue, rayonnante, un embrasement de limaille et la fin d’un monde forclos.

On aimerait aussi prendre un verre avec Cleo pour en percer une part du mystère, pour laisser le monde nous refaire dans les effluves d’un rhum, pour parler de la force de la littérature et des effets durables d’un système politique au sein d’une société qui demande à s’épanouir, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, en observant ses « cheveux ras et noirs comme du jais ».

Un grand livre commence toujours avant le livre. Celui-ci trouve sa source dans une « utopie née dans les années soixante », dans l’avènement révolutionnaire et le régime castriste, dans la matrice communiste qui façonne des générations dont la dernière vit écrasée par ses soubresauts. Il s’étire dans le firmament des idées pour n’exister que dans l’absurdité d’un système politique qui n’en finit pas de finir. Cleo, comme Heberto Padilla et d’autres avant elle, est une pestiférée car elle est une exilée chez elle, refusant le manichéisme dans un monde encore binaire.

Pour les tenants du régime vacillant, la poétesse incomprise dans son pays et récompensée au-delà, soupçonnée de pactiser avec l’ennemi, capitaliste et impérialiste, est élevée au rang de dissidente et traitée comme une coupable du naufrage qu’elle conte. Aux yeux de ses compatriotes qui ont choisi un exil sombre et risqué, à qui elle parle de l’île qu’elle n’a jamais voulu quitter comme le dernier témoin, elle est un agent double quand elle se sent « l’héroïne de la résistance cubaine ». Usant contre elle des tactiques du totalitarisme, ils la cantonnent à la « solitude épaisse, entourée de témoins ».

Wendy Guerra décrit la difficulté de ne pas se renier en tant que femme, qu’artiste libre, dans un régime politique « écrasant tout soupçon d’individualité » : « il est politiquement correct d’être humble » affirme Cleo, « on déconseille d’être unique », aujourd’hui encore. C’est ainsi que naissent les scientifiques corrompus, les écrivains traîtres à leur propre existence. Comment faire société, quand ce qui unit les hommes n’est que défiance généralisée ?

Une quête généalogique

Le caractère névrotique de Cuba se dévoile par les immixtions incessantes et aberrantes du régime dans les vies privées : surveillance généralisée, interrogatoires inopinés, perquisitions sauvages, intimidations répétées, censure à déjouer, règlements de compte sommaires, le seguroso de la famille qui prend possession des vies au nom de la sûreté de l’Etat. Il faut faire le deuil de son intimité : « sur cette île, la vie privée est comme l’hiver ou la neige, juste une illusion », loin du romantisme qui fait chavirer l’imaginaire des Occidentaux – Chevrolet BelAir rugissante, linge frais aux fenêtres d’où s’échappe un air de Nueva Trova, celui qui apaise les mœurs.

Plus tard, dans une quête généalogique qui prend des allures d’enquête où se percutent petite et grande histoires, où s’ordonnent des vies clandestines, Cleo sent qu’un rien peut changer une vie. Un documentaire sur votre famille, un visa obtenu, une déclaration inespérée de Barack Obama, un nouvel horizon. Tout peut advenir.

Wendy Guerra nous dit combien l’écriture vainc l’enfermement, déjoue la mort, mais elle nous dit aussi que son pouvoir n’existe qu’au-delà de Cuba : les auteurs « qui sont écartés du processus culturel des pays où ils sont nés finissent par parler avec et d’eux-mêmes, laissant la vedette à leurs bourreaux », devenant « monothématiques et névrotiques ». Cleo écrit pour en finir avec le morcellement du monde, pour relier les êtres, pour donner un livre à ceux qui ne le liront peut-être jamais. La menace est là : un jour on lit, et c’est une part de nos certitudes qui s’éloigne, comme une petite fracture du monde établi. Un jour, on installe chez soi une exposition audiophonique pour faire entendre la voix des poètes censurés, ou on réalise un film documentaire sur un certain Mauricio Rodriguez dont l’histoire personnelle se confond avec celle de son pays, et l’effet est similaire.

À Cuba, tout reste décidément politique : la musique, à raison d’un artiste américain pour six latinos à la radio ; le vêtement à travers la « posture collective kaki glorifiée et pérenne [qui] brevette la virilité et l’uniformité », dépouillant de la possibilité de choisir son sentiment esthétique ; le corps comme unique espace de liberté lorsqu’il aime ou danse. Tout reste politique, sauf peut-être le gouvernement des hommes : « nous sommes demain, personne ne s’occupe d’aujourd’hui, ne prépare la transition. Demain est aujourd’hui et l’avenir n’existe pas parce que ceux qui nous gouvernent savent qu’ils vivent déjà leur propre avenir ».

Ce roman est enfin celui des amours qui auraient aimé défier l’ordre du monde. Un amour incompris et déchu avec Enzo, où « le laisser-faire était tout ce qui unissait ». La chronique enfin d’une vertigineuse aventure, d’un amour flou avec Geronimo, acteur hollywoodien qui bouleverse sa vie par les informations qu’il détient et ses intentions absconses. À Cuba, l’amour n’affranchit de rien : s’il n’est pas conformiste, il est empêché. S’il est inespéré et sublime, c’est peut-être qu’il n’est qu’un moyen pour atteindre d’autres fins. Tant de points du globe sont l’écho de ce tragique constat.

« Comment raconter tout cela sans souiller mes pages ? », s’inquiétait l’auteure en exergue. Par la magie du talent, le défi est relevé. Souhaitons que ce livre se répande, pour faire l’expérience de la solitude des langues et des âmes qui fait naître en nous un peu de cubanité. Qui ne s’est jamais senti, dans sa propre existence ou dans son propre pays, « coincé entre le conformisme et la désertion sur l’île militaire des adieux » ?

Wendy Guerra, Un Dimanche de révolution, éditions Buchet-Castel, sortie le 24 août 2017.

© Photo : Pixabay – tpsdave

Grégoire Ruhland

Grégoire Ruhland

Grégoire Ruhland est diplômé de Sciences Po Toulouse et de l’Université Toulouse 1 Capitole. Il a été collaborateur parlementaire, puis ministériel. Il est directeur général de l’agence de conseil compasslabel.fr En savoir plus ...